C'est un jour de fin du monde.
Elle ne se souvient pas des détails, juste de cette phrase répétée comme un mantra: "c'est la dernière fois que je vois ce jardin, c'est la dernière fois que je ferme cette porte, c'est la dernière fois que je passe devant cette école, que je vois ce paysage..."
C'est la dernière fois. Sans espoir d'y revenir.
Elle a 15 ans. Elle perd son identité.
Depuis toujours, elle sait qu'elle n'a pas d'amis d'enfance n'étant jamais resté assez longtemps quelque part pour avoir pu créer des liens.
Cette fois, c'était l'exception: elle s'était attaché à des gens.
Elle était tombé amoureuse, avec sa meilleure amie du même garçon, elle se savait différente car pas d'ici, mais la même qu'eux quand elle allait passer une nuit chez son amie Nathalie ou chez Soraya.
Elle mangeait la même chose à la cantine, avait fini par s'habiller à peu près de la même façon avec néanmoins la surveillance maternelle pour veiller au grain d'une saison estivale qui dure toute l'année. Les chemisiers étaient souvent transparents, il faisait chaud, les bijoux voyants, les jupes virevoltant.
Elle était même parvenu à se faire percer les oreilles, comme il est de coutume dès la naissance là-bas. Son identité, elle se l'était créée de toute pièces, elle se voulait comme elles, ses amies, pour faire partie du groupe.
Elle restait quand même une Z'oreille. On lui racontait des choses, mais au fond, on se disait qu'elle ne pourrait pas vraiment comprendre.
Et puis de toute façon, elle ferait comme les autres, elle partirait.
La seule différence était qu'elle, elle ne le savait pas, ne voulait pas le savoir, le refusait.
Pourtant, elle en rêvait de cette pluie de crachin, la seule que l'on trouve en Bretagne, de ce ciel gris, de ces tempêtes que tu peux regarder de ta fenêtre.
C'est vrai qu'ici, les tempêtes avaient un autre nom, une autre force;
Si la géographie d'un pays forge ses habitants, alors, là, on ne s'attachait pas tant aux choses matérielles, celles qui pouvaient être volées par un vent indiscret. Non, on vivait proche des gens, chaleureusement, en profitant du temps qui passe avec sagesse ou fatalisme.
On ne quittait pas l'île innocemment, simplement. C'était quelque chose qui se préparait longtemps à l'avance, qui demandait des moyens, tout le monde ne pouvait pas le faire et par la force des choses, décidait de ne pas le faire.
Mais voilà que ce départ lui tombait dessus comme on lui aurait annoncé la mort d'un parent.
Ce n'était pas pour de courtes vacances.
Ce n'était pas pour aller voir la pluie.
Ce n'était pas un choix.
C'était définitif, indépendant de sa volonté, une contrainte, un couperet, un fait.
Elle avait donc dit adieu à ses amis.
Ils avaient fait une grande fête à l'école en ce mois de décembre d'avant les grandes vacances, pour elle, les profs avaient participé.
Elle avait dansé avec le prof de physique, dit au revoir au prof d'allemand qu'elle regretterait un jour, embrassé ses amis en se promettant que dans dix ans...
Elle avait reçu une déclaration d'amour aussi. Et un regard indifférent de celui qui comptait pour elle.
Elle était à présent dans la voiture qui suivrait quelque mois plus tard en bateau.
Assise près de la fenêtre arrière gauche, elle regardait dehors avec application, pour rester encore un peu, les images étaient floues et sa gorge ne se dénouait pas.
Elle ne voyait personne de connu, même pas lui, l'avion se prendrait 3 heures plus tard, de nuit.
Elle ne se souvient pas du reste. Sa mémoire a fait preuve d'amnésie choisie, celle qui permet de rester debout.
L'arrivée sur le sol Parisien ne l'a fait frissonner que par les 23 degrés d'écart. En négatif, avec ses chaussures sans chaussettes.
Elle se souvient du premier bain, de sa peau brune sur l'émail blanc, et de la desquamation qui commençait par les jambes. La mue se mettait en place.
On lui a dit qu'elle n'était pas d'ici, bien trop foncée pour un mois de janvier, sans aucune marque de lunettes de ski.
On lui a demandé comment il se faisait que sa hutte ne soit pas emportée par le vent.
Sa copine avait un nom étranger, qui ne commençait pas par Le.
Les murs étaient tous gris, les escaliers bruyants, les garçons immenses, l'air sec, elle mourait de soif continuellement, la vue s'arrêtait aux fenêtres obstinément closes, les profs portaient des blouses, des cravates et des manches longues, il y en avait même en costume.
Et tout allait dix fois plus vite. Sauf le temps.
Et le ciel, ce foutu ciel restait gris lui aussi.
c'est beau, c'était toi cette jeune fille de 15 ans ?
RépondreSupprimerMerci Laf...que c'est étrange de voir un photographe ici ;-)
RépondreSupprimerOui, un peu beaucoup sûrement...
Mmmm
RépondreSupprimerUn plongeon dans mes souvenirs aussi, du coup.
RépondreSupprimerTu le racontes terriblement bien ce départ.
J'en ai la gorge serrée.
Tu sais que c'est un peu le sentiment de tous réunionnais de ne pas avoir une réelle identité...
Merci Murielle. Tu es Réunionnaise, et comme eux, tu le partages.
RépondreSupprimerAllez on s'écoute une chanson de circonstance et puis après, on se reprend.
RépondreSupprimerJe parle pour moi bien sûr (pas un lion pour rien tiens), car ça m'a mis le blues ton affaire.
http://www.deezer.com/track/2170521
Oh ben faut pas...je me suis remise..ça a mis du temps, 15 ans aussi je crois bien, mais ça va...
RépondreSupprimerJ'avoue honteusement : j'avais une "vieille" ( aux 2 sens du terme :40 ans de plus que moi tout de même amie qui, apprenant que j'y partais (ou que j'allais vivre outre-mer, tout simplement ) m'a dit " vis, ouvre tes yeux, tes oreilles, ton nez, absorbe, vis de tous tes sens, ce que tu vas vivre et rencontrer est unique, ne laisse rien passer sans l'avoir absorbé car après tu partiras et ce sera fini ".
RépondreSupprimerEt je l'ai écoutée. J'ai essayé de vivre en conscience comme d'hab', mais aussi en toute conscience, comme on devrait vivre chaque instant de notre vie, même ici, si bien que c'est rentré dans ma chair et dans mon cerveau et dans mon coeur.
Ma chère "vieille" Gaby aux yeux bleus, qui nous faisait tant rire lors d'une promenade à Nice que nous devions nous arrêter pour rire tout notre saoûl, tu m'as donné là le conseil le plus précieux de ma vie peut-être. J'espère que tu fais rire les anges et je te remercie.
ce départ m'a donné pour toujours le sentiment d'être déracinée; j'envie ceux qui ont une terre de laquelle ils se sentent originaires. Ca me manque. J'essaie ici de me créer des racines mais ça ne marche pas.
RépondreSupprimerEt quand j'y suis retournée j'étais une étrangère. Je ne comprends plus le créole. Je me demande même si un jour je l'ai compris. Le jardin était touffu alors que dans mon souvenir il était plein d'espaces.
Il me reste l'amour du soleil, du piment, une affection pour ma nounou, et l'amour du métissage.
et la chanson du départ: un ciel rose en écoutant "le jour s'est levé".
A mes deux ano pas nymes du tout...hein, c'est quelque chose qui reste. A2 t'as pas de blog? c'est joli ce que tu as dit aussi...et puis le jardin, je n'y suis pas retournée mais il me semble qu'en 10 ans, les arbres poussent. Ta nounou c'est normal. Moi aussi. Le soleil, ben, on a pas choisi la bonne région:-p
RépondreSupprimerMe reste un sentiment de grand bonheur tout de même, la découverte du bateau en vrai et de la navigation, de la solidarité, et bien sûr les amis de là-bas et ceux que nous nous sommes faits là-bas, la gentillesse spontanée immédiate des habitants (une fois franchi le cap" zoreil arrivé"!)
RépondreSupprimerL'étrangeté de l'absence du crépuscule, les alisés pas zéphyrs du tout, la découverte des autres religions.
La surprise de ceux qui disent t'envier mais qui sont tout de suite retenus "mais qui va garder le bb?" " qu'est-ce qu'on mange ?" "va t-on trouver une maison?" et toutes ces choses...En parallèle, le grain de folie qui unit tous ceux qui ont osé franchir le pas, s'affranchir de ce fait, un peu, des vieilles habitudes...
La beauté, la splendeur du paysage, des femmes (des hommes aussi quand ils sont jeunes ou ont su veiller à leur santé !)
On peut en parler des heures, n'est-ce pas ?
Zanonyme 1
il y a quelque temps que je n' étais pas venue te faire un coucou!!
RépondreSupprimertjrs du plaisir a te lire!!