Ta toile a été blanche. Elle est tissée de lin ou de coton, tu l'as tendue sur un châssis de bois clair, biseauté pour ne pas casser, aux coins parfaits pour une ligne droite, lisse, qui n'influencera le dessin que pour sa fiabilité.
Tu l'as enduite de Gesso, qui a imbibé le tissage, qui permettra la trace du crayon puis du pinceau, de l'huile, enfin.
La boite est neuve, elle brille de son vernis pas encore écaillé, elle comporte un ensemble de couleurs, comme tu aimes, du brut, du primaire, la base pour tout faire, quand tu auras un tant soit peu le sens d'entre elles, leur mélange.
Ton but ce soir, partir de la toile blanche pour imaginer quelque chose, un dessin, connu ou pas, partir de telle oeuvre ou de telle idée, ou pas.
Ce soir là, j'ai choisi "ou pas".
Je me suis dit, matière, couleur, pinceau.
Pinceau Raphaël, poils de martre, en deux couleurs, arrondi sur les cotés. Doux au doigt, caresse sur la toile.
J'ai pris mon crayon, j'ai dessiné des lignes, puis des cubes, des triangles et enfin des ronds. Repartir du début, des bases, maternelle de l'huile.
Faut que je vous dise.
J'ai tenté le pastel, une fois, c'était tellement moche...
Et puis les exercices, à l'encre, au brou de noix, à n'importe quoi qui trace, qui dessine, qui représente ou qui tache en forme de quelque chose ou de rien, juste pour voir l'effet produit.
J'aime l'encre, le crayon, les coulures, le "déteint".
Mais rien, rien ne me plaît autant que l'huile.
Tu prends ton tube, du rouge, Carmin, couleur que j'adore, "ma" couleur, tu presses la base, tu vois la pâte sortir, tu l'apposes sur ce qui te sert de palette, tu prends le "couteau" à mélanger, un peu souple, tu écrases la peinture que tu mélanges au médium, à savoir pour la première couche de la thérébentine pure ou deux tiers thérébentine/ un tiers d'huile de lin.
Tu tentes de ne pas trop étaler la couleur, tu sais la valeur du pigment.
Tu saisis alors ton pinceau que tu ne te lasses pas de toucher du doigt le poil tant il est doux.
Et tu trempes dans la couleur.
Et tu appliques sur la toile encore vierge.
Tu admires alors la matière, lisse, brillante, glissante, souple...tu te dis que tu peux tout faire, mais comme tu as déjà essayé une fois et que ça ne t'a pas plu, tu restes modeste, et tu fais des va et vient sur la toile qui s'imprègne peu à peu de la couleur. Et surtout, tu ne te lasses pas, oui, je ne me lasse pas, jamais, de glisser, de caresser, d'oindre (moche mot, mais...), de masser, de lisser, de voluptueusement évoluer...
Tu t'es dit, matière couleur et pinceau.
Le rond n'est pas parfait, mais c'est le pinceau qui l'a fait. Et c'est ce que tu veux; utiliser le pinceau pour tracer tes formes. Et il fait de beaux ronds ce pinceau, d'un seul geste, tu le poses debout et tu lui fait faire un tour sur lui même, comme la danseuse avec ses pointes, mais c'est beaucoup moins douloureux, puisque c'est du poil sur de la toile, alors c'est du plaisir.
Tu ne sais pas si tu tires un peu la langue, appliquée, non, tu ne crois pas, tu as grandi depuis l'enfance, mais tu es concentrée, les conversations ne t'atteignent pas.
Tu fais tes ronds, comme tu marcherais dans la campagne, ou comme tu fais tes brasses dans les couloirs de la piscine.
Pas de règle, pas de compas, de la géométrie littéraire, les formes comme les mots, jouer.
De temps en temps, tu lèves le nez, pour reculer, voir ce que tu as fait, imaginer la suite, parce que je suis bien incapable de faire un plan dès le départ, j'ai juste une idée, une ligne, devrais-je dire un fantasme?
Enfin, voilà, je peins, je paint, je peinture, je ne me plains pas, cela me plaît. Et tant que cela ne fera souffrir que moi, je peinturlurerai encore.
Turlututu.