23.3.10

Mots doux à mes amis.

J'avais envie d'écrire quelque chose à mes amis.
Parce qu'à défaut de pouvoir être là, prendre leur part de peine, les soulager, égoïstement, j'écris.
C'est facile d'écrire.
Mettre côte à côte quelques lettres, les assembler pour tenter de les faire jolies, comme un bouquet.
A mes amis je voudrais dire plein de choses, que s'ils veulent, ils peuvent parler, même si je ne sais pas tout comprendre, je n'ai pas cette prétention, il y a des choses qui ne se comprennent vraiment que quand on les as vécues.
La mort, on y est tous confronté un jour ou l'autre. Chacun le ressent à sa façon, réagit à sa façon, il n'y a pas de formule type, de fiche administrative neutre qui dirait de cocher la case en face de ce mot tabou, et valider d'un coup de tampon péremptoire.
Il y a la mort qui touche un proche, ou juste une connaissance, ou dans ce cas, un proche de nos amis très proches, une connaissance puisqu'il était venu ici. Et puis voilà.
Parti. Couper la douleur par l'arrêt du souffle. Rompre le lien à la vie.
Et laisser la douleur à la femme, à l'enfant, à la famille, aux petits enfants.
Les laisser souffrir, seuls et ensemble.
La mort est tabou parce qu'elle fait peur, elle fait peur parce qu'on ne la connaît pas, et qu'on ne sait pas l'après.
On sait juste le manque, l'absence.
Et il faut répondre aux questions des petits hommes, qui s'en posent tant et tant, et y répondre c'est se poser autant de question;
Et se questionner encore, c'est vivre.
J'ai lu un livre auquel je pense souvent, qui m'a parlé, que j'ai aimé, qui m'a interrogée et que j'ai trouvé beau. Il est dans mon étagère là, tout près, jamais bien loin, comme tout livre de ma "bibliothèque" (que ceux qui sont déjà venus ne se moquent pas, oui, il y a des livres derrière tout mon fatras)
Ce livre, c'est "Retour en terre" de Jim Harrisson. C'est Donald qui parle, il va mourir, il le sait, et veut transmettre son histoire à sa famille, son lien à la terre, entre autre, je ne peux pas résumer ;)
J'ai maintenant décidé de parler un peu des trois jours et des trois nuits que j'ai passé sur cette colline. Je ne dois pas dissimuler à ma famille toutes mes convictions religieuses. Il me faut malgré tout garder certaines choses, peu partageables, pour moi. Elles sont trop étranges pour que je les comprennent et elles risquent d'être un fardeau pour les membres de ma famille qui vont lire ce texte (...)
Rien de plus banal que de rester assis dans un fourré à flanc de colline pendant trois jours. Tout est ordinaire, mais plus que d'habitude, comme si ce fourré était un fourré à la puissance mille. Votre vie s'arrête et au cours de la troisième nuit certains instants durent des heures. Aussi près du solstice d'été, les nuits sont très courtes et vraiment obscures seulement entre onze heures du soir et cinq heures du matin. Je n'ai bien sûr pas empoté ma montre. Mon père, Clarence, disait en riant qu'on ne peut rien dire au temps, car il n'a jamais voulu entendre parler de nous, il se contente de filer à toute vitesse et de nous laisser sur le carreau. Les nuits étaient très claires, hormis un bref et violent orage la deuxième nuit, et j'ai eu de la chance que mes enfants m'aient initié à la configuration des étoiles. Durant cet orage et ensuite, cette familiarité avec les constellations célestes m'a beaucoup aidé. J'ai remarqué combien les frissons vous réchauffent. Je reconnais avoir été terrifié quand derrière moi la foudre est tombée sur un affleurement granitique situé à une centaine de mètres en amont. J'ai respiré son odeur. J'avais vu l'orage arriver du sud ouest sur le lac Supérieur,  mais aucune préparation n'aurait pu me prémunir contre sa violence.
Une  ourse, pas très grosse mais pesant à peu près mon poids, s'est approchée le deuxième soir. Je somnolais mais mon odorat a perçu la proximité de l'animal et j'ai ouvert les yeux. (...) Elle a émis quelques grondements de menace et je me suis demandé si elle avait l'intention de me tuer. C'est rare, mais seuls les crétins croient que ça n'arrive jamais.(...) Le troisième jour, en milieu de matinée, trois gros corbeaux se sont campés à la lisière du fourré en me regardant. Les corbeaux ne restent pas à terre à moins de se sentir en sécurité.(...) Bref, je comprenais parfaitement que ces trois corbeaux désiraient savoir ce que je faisais assis là. Moi-même je n'en étais pas très certain, mais je leur ai dit que le premier jour j'avais eu une vision très brève, où j'allais tomber malade et mourir. Cela se passait plus de deux ans avant que n'arrive le diagnostique de ma maladie. Je leur ai dit que mon décès imminent ne me dérangeait pas trop, car c'est tôt ou tard le sort de tous les êtres vivants. Mieux valait mourir le plus tard possible , mais ce n'était pas à moi d'en décider. J'ai aussi parlé à ces corbeaux du rituel funèbre accompli par leurs congénères auquel j'avais assisté quelques années auparavant à plusieurs kilomètres de Whitefish Point, vers l'intérieur des terres. Un très vieux corbeau était lentement tombé à travers les branches d'un sapin du Canada. Deux heures durant il s'était accroché à ces branches en faisant appel à  ses dernières forces, tandis que voletaient tout autour de lui une bonne trentaine de membres de sa famille. J'ai entendu le bruit très doux de son corps percutant enfin le sol. Dans mon fourré, j'ai eu l'impression que l'un des ces trois corbeaux avait assisté à cette cérémonie qui s'était déroulée à moins de deux cent kilomètres de là.(...)
Au cours de ces trois jours, j'ai pu comprendre comment les animaux, insectes compris me regardaient, plutôt que comment moi je les regardais. Je suis devenu le serpent noir qui humait l'air à côté de mon genou gauche, puis les deux mésanges à tête noire qui se sont posées sur mon crâne. J'ai eu la chance de laisser mon corps voler au-dessus des contrées terrestres et aussi de marcher au fond des océans, un paysage qui m'a toujours fasciné. A un certain moment j'ai eu peur quand je suis descendu dans la terre, et quand je suis remonté je n'étais plus là.
J'ai rejoint le bas de la colline, je suis retourné en voiture vers Soo avec mon professeur, et j'ai revu l'un des trois corbeaux un peu plus tard au nord de la ville. Je doute que mon expérience ait été très différente de quiconque ayant passé trois jours et trois nuits là haut. C'était bon de savoir enfin que l'esprit est partout plutôt qu'une chose séparée. J'ai eu la chance de passer ma vie tout près de la terre, ici dans le nord. J'ai appris pendant ces trois jours que la terre est tellement plus que ce que je croyais qu'elle était. C'est vraiment un grand cadeau que de voir simultanément les facettes de toutes choses. Cette découverte rend les adieux plus difficiles. Les membres de ma famille m'accompagneront comme ce vieux corbeau tombant lentement à travers les branches du sapin.
Voilà, mes amis, là où je trouve du réconfort:  dans les mots des autres.
Je vous embrasse.

6 commentaires:

  1. Dire les mots doux pour dire qu'on est là, en toute circonstance, oui.

    Je ne connais pas ce livre là, mais j'aime bien Harrison.

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  2. Tu es là. Tu partages notre peine. Tu nous soulage. Tu écris.C'est PAS facile d'écrire. Surtout dans ces moments là.Tu mets côte à côte quelques lettres, tu les assemble. tu les fais jolies, comme un bouquet.

    Merci. Merci d'écrire.

    Je t'embrasse.

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  3. La mort est venue plusieurs fois à ma porte, dans mon lit. J'en ai appris que, comme tu le fais et le dis, il n'y a pas de tabou. Parler de celui parti est un bonheur. Parler de "comment " il est parti est nécessaire, un soulagement. Et ne pas laisser sans signes surtout pas, jamais, il faut poser sa patte sur l'épaule de celui qui reste.
    Quand mon dernier parent est parti je rêvais que quelqu'un envoie des fleurs, même trois fois rien, deux primevères, un truc vivant coloré et joli. Cela m'a marqué, je n'aurais pas pensé avant, je ne savais pas. Mais c'est de cela dont j'avais besoin et personne ne le savais ni ne le faisais, aucun soit disant
    " amie" d'avant. Seule ma vieille Jeannine de 75 ans a su.
    Et ceux qui se sont tout simplement tus, ceux là sont recalés pour toujours, adieu. Les autres : sur les doigts de la main pour toujours je les ai.

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  4. Phil, c'est un beau livre :)
    Bleupiloumawenn, à très vite alors...bisous.
    Lôlà, j'ai fait partie de ces gens qui ne disent rien, parce qu'ils ne savaient pas. Et je regrette bien, crois moi.

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  5. Poser sa patte sur l'epaule. Elle a raison Lola. Et tu fais bien Tifenn, l'ecrire, c'est le dire aussi.

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  6. je me permets de joindre mes mots aux tiens pour tes amis dans ces difficiles circonstances.

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Un petit mot n'est jamais si petit.

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