15.1.08

Le Pont

Aujourd'hui, j'ai quinze ans de moins.
Pas de chirurgie en cours, pas de coup sur la tête qui me ferait perdre la mémoire immédiate. Non. Juste cette pluie forte, entêtante, cette humidité qui transperce, même les plus endurcis.
Il y a quinze ans, donc, Brest était ma ville.
Dire qu'il pleut à Brest, est un pléonasme. Quoique, dire qu'à Brest,la pluie est têtue, correspond mieux à la réalité.
Un jour, elle arrive, petitement, par gouttelettes, fines, légères, ce crachin qui se fixe à ton caban comme la mousse au nord.
Et elle s'installe. C'est comme de regarder à la fenêtre et de voir un mur gris qui te cache le soleil. Tu n'as plus de vis-à-vis, tu es enfermée dans un cube qui te vole la lumière.
Il te faut 5 jours pour sécher une lessive. Mettre chaque matin la paire de chaussures qui n'a pas pu sécher de la veille. Et ce caban qui se raidit au fur et à mesure de l'hiver.
Tu sors de chez toi pour suivre un cours, ou deux, là au moins tu seras au chaud, mais tu marches d'abord 20 mn, parce que généralement le bus est passé et de toute façon tu n'as pas de monnaie pour régler les 7 francs qu'il coûte. C'est la ligne 5. Celle qui mène au pont du Bouguen. Après la fac déménage, alors c'est la bonne rive, tu useras moins tes semelles. Mais en attendant, il pleut, et bien sûr, il vente. Et pas qu'un peu. Comme aujourd'hui.
Pour aller à la Fac, il faut suivre le pont.
Quelque fois, tu te marres franchement, parce que tu vois ceux qui l'ont déjà passé. Ceux qui reviennent.
Et tu les vois se battre avec leur pépin, tenter de remettre les baleines dans leurs fourreaux (chacun sait que la baleine est mince, le fourreau lui va comme un gant), ils titubent encore, secouent la tête pour se débarrasser du vent qui leur empli la tête.
Et tu arrives au Pont. Sacré pont. Une centaine de mètres je dirais. Inoffensif en été. Par temps calme. Seuls les désespérés en font un Pont vers la mort. Il n'y a alors pas encore ces hautes barrières installées depuis.
La rambarde est bleue. Comme si à défaut du bleu du ciel, la municipalité remet un peu de couleurs sur le gris de la ville.
Tu poses ta main, tu tiens bon, et tu avances.
Tu souris parce que le vent en pleine figure, c'est vivifiant au départ. Tu pourrais fermer les yeux et te croire sur un manège de central P.
Et puis, ton sourire se fige un peu, il tient grâce au vent qui te pousse. Les aiguilles de la pluie te piquent avidement, alors, tu commences à te voûter inconsciemment.
Là, tu es au milieu du pont, et tes deux mains sont sur la rambarde, agrippées.
Un jour, ils ont refait la peinture, installé une protection, on ne pouvait plus se tenir. Nos corps faisaient des embardées, au gré des rafales qui nous poussaient dans les flaques au bas du trottoir.
Quelque fois, tu ne réfléchis pas le matin et tes cheveux ne sont pas bien attachés. Alors, au milieu du pont, tu es aveuglée.
Mais il a quelques bons côtés ce pont. D'abord il est indispensable. Je n'imagine même pas le calvaire de toute cette route à faire pour rejoindre la Fac.
Et puis, j'y croisais mon homme.
Il passait de l'autre côté, penché en avant lui aussi (c'est la marche brestoise, contre le vent), on se voyait, enfin, je le voyais, et parfois, on allait prendre un café. Le café, c'était pas cher.
Le pont du Bouguen, c'est un pont dans mon histoire. Je l'ai traversé des centaines de fois. J'exagère peut-être un peu, mais il m'a laissé un tel souvenir, que j'en fais un monument.
Il y a d'autres ponts à Brest. Tous chargés de valeurs, tous passeurs d'hommes et d'histoire.
Le Pont de Recouvrance par exemple. C'est venu plus tard, quand j'habitais rue de la tour. Ce pont là est magique. Quatre poteaux, une passerelle en acier peint, un tablier qui se soulève pour laisser passer les gros bateaux, les hautes matures. Et la lumière bleue qui le rend fantomatique à la nuit tombée.
Spectacle quotidien, celui des bateaux de guerre, les pacifiques aussi, et puis parfois, la fête des vieux gréements (clic), qui font du pont la meilleure place qui soit!
Et aujourd'hui, sous cette tempête de l'ouest, un fleuve de mots, et le pont "internet"
J'aime les ponts.

10 commentaires:

  1. La marche,la distance, le vent, le vent, le vent, ça épure, ça sculpte, ça creuse, ça étire.
    Et puis la pluie, ça lave la poussièe qu'a fait éclater le burin, la sueur qu'a fait naître l'effort,ça nettoie le sel des larmes, ça avive le regard...
    Au bout du compte, ça vous forge, Madame, et la sculpture est belle, la "statue" intérieure aussi, vive, agile, VIVANTE.
    Et cela nous donne un bien beau récit d'une période pas toujours facile...

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  2. quels souvenirs pas vrai! ça valaitle coup hein de louper son bus (qui, soit dit en passant, passait toutes les 7 min)dans le demesuré et mince espoir de voir l'homme de sa vie!!!! tu devrais dire "brest ville de l' Amour" (et des emmerdes)
    Moi auusi je me souviens du vent sur les ponts mais mon chéri était loin.
    et puis une ville bien grise dehors mais bien joyeuse dedans!!!
    anonyme 3

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  3. Anonyme 3 merci de troisiémer...et pour l'année que tu as commise là-bas, oui, je me rappelle bien de ce côté joyeux...mais était-ce la m^me vie-ville? parce que parfois, ville de folies, pas vrai? eh eh eh!

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  4. Un parapluie n'est pas d'une grande utilité quand le vent souffle dans nos régions atlantiques.
    J'aime bien ton histoire de pont.
    Je comprends que tu y sois sentimentalement attachée.
    J'emprunte un grand pont pour aller travailler quatre fois par jour. Cela fait entre près de 3000 kilomètres par an à rouler au dessus de la mer Il est très haut et parfois lorsque la brume est basse il me fait émerger au dessus du brouillard. C'est magique aussi de voir un troupeau d'oie ou de cygnes te couper la route en volant à basse altitude, ou encore de voler en parallèle avec une mouette ou un goéland sur plusieurs centaines de mètres. Bref, c'est un endroit à part.

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  5. Dites donc, les ponts ca vous rend tous poètes, et si en plus le vent sur le pont vous rajeunit de quinze ans je serai bien partante pour Brest aujourd'hui.
    Mais je suis en partance pour un pont plus long encore, entre deux continents, à son pied je trouverai deux petits garçons qui devront tenir le coup face à la bise.

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  6. Marcus, ton pont un jour je le traverserai et celui de Millau aussi...ils me fascinent!
    Kitem, bon voyage pont entre deux civilisations, deux ou trois générations, la bise soufflera douce!

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  7. Merci pour ces mots, Tifenn. Ce pont, je ne le traverse pas souvent, mais avec les mains sur les yeux, je t'y vois, une petite silhouette tordue sous le vent, détrempée par la pluie... Avec le vent d'aujourd'hui, le pont du Bouguen a sûrement offert des souvenirs à d'autres encore!

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  8. Je suis très contente de te voir de ce côté ci du pont Mavielle, mais je vais détruir un mythe: je n'étais pas une petite silhouette, c'est le vent qui nous faisait sentir tout petits! et à Plouzané, du haut de ton RU, tu dois bien le sentir aussi!

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  9. Le jour où tu passeras le pont de Ré, tu verras le point de vue est magnifique, de l'estuaire de la Charente à La Tranche sur mer. Et puis c'est l'atterrissage en douceur sur Ré la blanche.

    J'espère bien, Tifenn, que ce jour là, tu n'oublieras pas de me prévenir.

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