26.9.10

Le raisin des souvenirs.

On a passé la porte. La porte à la peinture écaillée, qui s'ouvre avec un bouton qu'on tourne à l'envers, comme souvent dans les vieilles maison.
Le mur en parpaings sur lequel je montais à dix ans, pour le parcourir sur toute sa longueur, de la largeur de mon pied de petite fille, a depuis longtemps disparu sous les noisetiers et le chèvrefeuille. "Mon" chèvrefeuille. Dans le jardin, hormis ce chèvrefeuille odorant, dont je mangeais les fleurs, il y a le chêne de mon frère, et le "boule de neige" de ma soeur. A leur taille, on voit bien que nous ne sommes plus gamins. Dans le chêne, on peut depuis longtemps, accrocher une balancelle, le chèvrefeuille s'est étalé sur toute la surface des trois murs en parpaings, il se noue aux noisetiers, je crois bien qu'à lui seul, il maintient le vieux mur.
Il y a le carré de pelouse. Je ne dirais pas gazon, car c'est bien de la belle herbe verte avec des touffes de chiendent, le jardin un peu sauvage, débroussaillé seulement une ou deux fois l'an, du temps de nos longues absences pour cause de vie ailleurs.
Cette maison, c'est la maison des vacances. On avait des lits superposés. Une fois, par miracle je n'étais pas dessous, le sommier du dessus s'est effondré. Pour aller faire pipi nuitamment, plutôt que de passer par la chambre parentale et descendre l'escalier coupe-gorge par la trappe, il suffisait d'enjamber la fenêtre et.
De la maison, part un chemin creux. Pas un petit creux, non, je t'ai déjà parlé de ces murs de verdure, la mousse, le lichen, les fougères,  que tu longes jusqu'à la fontaine. C'est une maison dans un endroit paisible, où la voie lactée la nuit peut donner tout l'éclairage des environs.
Hier, je voyais un objet insolite à mes pieds, un de ceux que je devais vider de la maison qui ne nous appartient plus.  Depuis quelques temps, il faut remplir des cartons et les transporter dans l'autre maison. Depuis quelques temps, je tombe sur des souvenirs inattendus, oubliés, qu'une seule couverture de livre remonte à la surface, qu'un seul objet répercute dans ma mémoire rouillée.
Incongrue, la torsade en fer forgé noir, sur lequel s'accroche un disque doré, que je prenais pour de l'or quand j'étais petite. Cet objet qui a voyagé, d'un salon à une entrée, à un autre salon, pour finir solitaire dans un sac plastique qui se rangera à la cave avant de trouver une destination finale un jour.
En le regardant, je revoyais le salon de ma grand-mère avec le portrait du chien sur la cheminée au pied de laquelle je me tenais souvent assise, sur le petit siège africain qui se trouve actuellement chez moi. Tu l'as vu, sûrement déjà.
Et puis, j'ai l'image du gong, et son son, alors que la maison avait trois étages et qu'au fond c'était bien pratique plutôt que de hurler "à table". Ensuite, je l'ai perdu de vue.
C'est une sensation étrange, de faire de ses souvenirs une fouille archéologique. Il y a des strates qui apparaissent, irrégulières, des évidences, mais comment ai-je pu oublier ça! des images qui surgissent et qui appellent d'autres questions, d'autres souvenirs. Remonter dans le temps avec les sensations intactes. Comme d'avoir mis sous clés des moments de vie, sans même s'en rendre compte, les avoir oubliés, sans même le vouloir, et soudain, j'ai dix ans, mais je ne suis plus chez moi.
Tourner la page sans regrets, parce que c'est pour avancer toujours, vers quelque chose qu'on sait meilleur, mais pas sans émotion.
Je parlerai peut-être un jour de cette boite de courrier, tout le courrier papier reçu depuis mes dix jusqu'à environ 20 ans. Etrange de retrouver des photos d'avant, les mots des autres, des gens oubliés, des gens aimés, depuis disparus.
Ce télégramme, daté du 5 avril 1990, "18 ans que c'est beau, mais surtout n'oublie pas de rester toi même". Tante G.
Voilà qui vingt ans plus tard, crois-moi, émeut.
Faire des choix en restant soi-même. A 18 ou 38 ans, c'est toujours pareil finalement.
Il n'y a que le raisin qui soit récent dans ce jardin, il se trouve que c'est lui que je voudrais bien prendre avant que nous devions rendre les clés.
Il prend racine dans le jardin de mes souvenirs, il se nourrit de la terre qui garde en elle, aussi, un de mes chats, jardin cimetière, il serait bien à prendre le soleil du ciel d'ici, s'appuyant contre le bois de la maison.
Nous mangerions ses fruits à l'automne, faisant éclater sous nos dents la peau tendre, pour enfin sentir la chair gorgée de soleil et d'eau, un fruit parfait pour changer de saison.
Partir, mais garder un peu. Juste de quoi se nourrir, juste pour ne pas oublier.

11 commentaires:

  1. Les souvenirs, c'est ce qui empêche d'avancer parfois.
    Même des raisins.^^

    Besos Tifenn.

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  2. Je suis bien d'accord. Il faut un certain équilibre, mais regarder devant. Mais aussi, ne pas oublier. Ou juste mettre de côté pour les jours sans pain :-)

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  3. Elle avait bien raison ta tante G.
    Et je crois que tu as bien suivi son conseil et que tu as eu raison.
    Foin de nostalgie diront certains, mais qu'ils ne comptent pas sur moi pour jeter la première pierre.
    Pour savoir où l'on va, il est préférable de savoir d'où l'on vient non ?
    Et puis enfin quoi. Que serait LVQM sans ta superbe nostalgie et la conscience qu'il y a eu un avant toi et qu'il y a aussi suite qui commence à s'écrire dès à présent dans les souvenirs des enfants ?

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  4. Ce n'est pas de la nostalgie. J'entends les regrets dans la nostalgie. Non. C'est la surprise de cette conscience du temps qui passe, et du temps passé. Il n'y a aucune tristesse. Juste une émotion, douce, parce qu'en plus, ce sont de bons souvenirs que nous avons là-bas :-)

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  5. j'ai connu cela aussi, une grande maison et plusieurs generations de meubles et petits objets entasses, a ranger et a distribuer, et c'etait bien agreable de voir revivre les grands parents, et leurs parents avant eux, des oncles et tantes disparus depuis longtemps, ils etaient tous la, on a dit au revoir a leur maion tous ensemble.
    merci merci Tifenn d'avoir laisse le premier commentaire sur le nouveau blog, tu m'as beaucoup touchee et fait grand plaisir.

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  6. Le raisin ardéchois a laissé il y a quelques jours une profonde trace en moi. Bleue.
    Les doux moments en grappe, qu'on picore sans s'essuyer les doigts. Jus de vivre. (pas pressé hein ?)

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  7. Et tu les as noté pour la postérité. C'est bien Tifenn.

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  8. C'est beau. Des souvenirs qui font avancer.
    :-)

    Bel ami.

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  9. Kitem, tes billets manquaient, tu vois :-). Ravie que tu aies réussi à trouver une solution!
    Grappe de fuite, pas pressé ni pressée, juste un moment, un souvenir, et le goût du raison :-).
    Marcus, la postérité? euh...trop loin ça :-).
    Bel ami :-), merci oui, ceux là font avancer.

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  10. De fil en fil, de fleur en fruit, ainsi se tissent les belles âmes

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