28.5.09

Destin


Extrait de la biographie de Tobias Désiré, auteur méconnu.
[...] La maison s'ouvrait sur la pièce de vie principale qui se trouvait être la cuisine.
En franchir le seuil c'était comme s'octroyer un privilège, tant le bonheur de s'y trouver était grand.
Le sol, de pierres grises entièrement recouvert, des pierres de la région, sorties de terre à mains d'hommes, polies par leurs mains, lavées par leur sueur, on se devait de respecter la matière autant que leurs créateurs.
Aussi travaillait elle pieds nus.
Au mur des ustensiles en assez grand nombre pour seulement imaginer les merveilles qui pouvaient se faire, pour autant que l'imagination fut assez grande, car après tout, la science culinaire est vaste et ses limites toujours repoussées plus avant.
Il n'était pas nécessaire d'ouvrir le four, ou de soulever un linge sur un plat, pour deviner au fumet qu'une grande chose pouvait se produire.
J'avais toujours aimé son mystère.
Elle ne parlait pas beaucoup, seules ses mains tenait un dialogue compréhensible à elles seules, nous autres spectateurs impuissants à suivre le rythme de leur ballet.
Du plafond, elle décrochait un jambon fumé de l'hiver précédent, d'un couteau posé au mur, elle tranchait un drap de soie savoureux qui fondait dans la bouche, elle picorait dans un bol un ou deux copeaux de parmesan fraîchement tombés de la lame et nous le faisait goûter avec un sourire à demi amusé. Sans doute pensait elle que des ignorants comme nous avaient bien de la chance d'avoir autant de plaisirs à découvrir.
Au fond de la pièce grandement éclairée par de vastes fenêtres, se trouvait une porte en bois rouge qui menait au jardin. Cette porte était souvent ouverte, une petite marche de pierre conduisait directement au potager, ou à l'espace des aromates, petite jungle en toute saison, antre de parfums pour qui en frôlait les feuilles ou les branches.
Elle nous y menait parfois, nous tenant la main comme pour nous empêcher de nous perdre, la curiosité nous faisant marcher le nez au vent, sans suivre les petits passages qu'elle avait savamment imbriqués dans la végétation. A la fin du printemps, nous tombions le nez dans les piquants de framboises, rouges, pulpeuses, douces et savoureuses comme pour nous préparer aux chaleurs juteuses des fruits d'été, ou bien pour nous remettre d'un hiver vigoureux.
Rassasiés, elle nous en faisait garder de côté dans un bol, et nous le rapportions à la cuisine, aussi pieusement que s'il s'agissait du Graal, l'un guidant l'autre qui tenait le bol à deux mains, les yeux accrochés à la couleur vermeille.
Inconscients des trésors de l'apprentissage par la transmission des gestes, nous repartions courir à travers champs, faisant rouler les bottes de blés, fabriquant des arcs et des flèches avec les noisetiers souples, soufflant sur les plumes blanches du pissenlit, trempant nos godillots et chaussettes jusqu'aux genoux et fesses dans les ruisseaux.
Rouges, sales, transpirants, puants sans doute l'herbe écrasée de nos roulades pleines de rire, nous arrivions affamés à la fin de la journée.
Elle nous faisait laver les mains, nous asseoir à la table en bois clair, et nous servait d'abord un grand verre d'eau avant de demander si nous souhaitions un jus de fruits.
Et puis, elle allait chercher deux assiettes et nous servait un gâteau, aussi bon que beau, aussi frais que chaud, aussi parfait que le sommeil du juste. [...]
Je suis retourné dans cette maison des années après, plus de vingt ans.
Un courrier était arrivé chez mes parents m'annonçant le décès de cette vénérable et sage femme.
Nous nous sommes reconnus au premier coup d'oeil sa petite fille et moi. Avec nos rides, nos vies de citadins, nos envies de retour en arrière, nos souvenirs comme des coups de poings.
Un moment nous avons été les mêmes qu'avant. Nous n'avions pas besoin de parler, une étreinte a suffit pour nous remémorer qui nous étions.
J'aurais pu tout effacer d'un geste, du balancement de ses cheveux, comme du rayon de soleil passé sur la table de bois cirée par les milliers de pains pétris.
Comme des parfums de la feuille de basilic écrasée au mortier juste avant d'être mélangée à l'or d'une huile d'Olive parfaite.
Comme la ciboulette du jardin, coupée de près pour rassasier la tomate juteuse.
Comme la menthe, cueillie pour être mise dans l'eau frémissante, sucrée juste ce qu'il faut pour désaltérer les gorges brûlantes.
Et la lavande. De la couleur de son iris, de l'effluve de son sillage, un bouquet si gracieux.
J'étais bouleversé, prêt à tomber à la renverse, sa main sur mon bras me rattachant seule au présent.
Tout à coup, je me rappelais pourquoi j'étais cuisinier.[...]

3 commentaires:

  1. C'est drôle ! Cette histoire t'irait bien.

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  2. Tu m'otes les mots du clavier Marcus....Oui vraiment, cette histoire t'irais bien...

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  3. Sauf que c'est VRAIMENT totalement fictif! c'est un vrai inconnu ce Tobias Désiré!

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