17.5.12

Le travail.



Tout à l'heure c'était la sieste ou presque.
Sans doute que j'essaie encore de croire qu'on peut apprendre en dormant, alors j'écoute les émissions de radio. C'est France-Inter, comme d'usage, mais si j'avais les yeux fermés tout mon corps se souvenait ou "comprenait" ce que racontait l'invité de "La tête au carré" Thierry Pillon.
Il parlait des mineurs et des ouvriers essentiellement de l'industrie. Des sensations que le corps subit jusqu'aux transformations que le métier fait sur le corps et l'âme de celui qui pratique ce métier. Il ne parlait pas de pénibilité, ce que j'ai trouvé bien parce que ce sujet allait bien au-delà, les hommes et femmes ne se plaignent pas, ils racontent simplement ce qui les a fait.
Voilà pourquoi je me souvenais, à mon niveau modeste, très modeste.
Un temps, j'étais étudiante. J'étais sensée exercer mes neurones, apprendre, engloutir des connaissances, avec l'espoir de trouver un métier, dans l'éducation nationale pourquoi pas.
Ces temps-là, bienheureux si je l'avais su alors, si j'avais été plus intelligente déjà, je travaillais l'été, pour payer une partie de mon année, en gros de mi-juin, date de fin des partiels, à fin septembre. Mettons que j'avais 20 ans, fraîchement débarquée de mon petit nuage familial confortable, peu au courant des problèmes que les autres pouvaient avoir, il n'y avait que les miens qui comptaient, bref, innocente et naïve, un jour j'ai travaillé dans la blanchisserie qui gérait le linge de plusieurs hôpitaux. Je n'ai pas vu de plus grande blanchisserie depuis, mais je ne fréquente plus le monde hospitalier.
C'était le matin. J'allais en vélo travailler, une succession de rond-points, de belles descentes, l'aller était plus simple que le retour. Je mettais une demi-heure je crois.
Le bâtiment de métal était un cube immense, encore plus grand vu de l'intérieur que l'anonymat extérieur. Un peu marron il me semble.
Tu arrives là comme une fleur, et déjà tu es assaillie par le bruit.
Bien sûr il y a la taille des machines, les calandres, il y a le roulement des sangles, les grands bacs d'acier plein de linge mouillé.
J'étais du côté du linge lavé, je pense qu'on nous mettait là pour qu'on supporte mieux, je n'imagine pas que j'aurais réussi à faire le tri du linge sale des hôpitaux, je n'imaginais pas de toute façon au bout d'une journée que je tiendrais 3 mois et que j'en redemanderais aux vacances de Noël.
On m'a conduite devant un grand tapis roulant, placé à l'horizontale de toi, plus haut que les tapis d'aéroport, où le linge, le petit linge, arrive en tas.
Ta mission, trier.
Taies, serviettes, blouses, tabliers, casaques vertes, casaques bleues parfois, à jeter dans le bon bac en acier parmi la demi-douzaine cachés dans ton dos.
Parfois tu trouvais un résidu, comme un os de poulet te disais-tu, parfois les tabliers avaient fondus, il fallait jeter.
Là, tu es restée une heure, à te dire, non, j'y arriverai pas. Y avait ton dos qui criait grâce, tes oreilles qui parlaient toutes seules, et l'odeur du linge humide passé à une lessive désinfectante nauséabonde.
Heureusement, pile au bout d'une heure, tu changes de poste.
Pour plus calme, crois-tu.
Mais tu te trompes.
Ta voisine porte un écouteur aux oreilles pour ne plus entendre le bruit, ou s'assourdir un peu plus, en mettant la musique plus fort que le bruit des machines. Vous ne parlez que par gestes, après tout tu n'aurais même pas la force de crier. On te met donc aux draps. Ça consiste à te trouver devant un de ces bacs métallique énorme avec un tas de draps en forme de dôme dessus. Il faut que tu tires sur un bout, pour le défaire du noeud gordien, et dès le début tu réalises que tu vas manquer de forces.
Le premier jour, un mâle vient t'aider, il ne sourit pas, et démêle grosso modo le dessus de la pile, et te laisse gérer le reste. C'est pas compliqué, tu prends le coin d'un drap, à deux mains tu le clipses dans une sorte de pince, tu prends l'autre coin du drap, du même côté sur la longueur, tu le clipses à la pince juste à côté, et tu donnes un coup de paume sur le bouton rouge façon bouton urgence.
Là, tu entends un gros pschitt de décompression, y'a la deuxième pince qui file à toute berzingue dans le rail à l'autre bout de la grosse calandre, ton drap se tend comme un ressort, tu le vois disparaître entre les deux rouleaux qui vont avoir l'action magique de la sécher repasser en même temps. Je crois qu'il est aussi plié, car je ne me souviens pas de l'avoir fait là, puisque j'enchainais drap sur drap.
Cette heure là a été la plus affreuse pour mon dos (les draps sont humides, lourds, les pinces en hauteur, faut tout le temps porter).
Ensuite, j'imagine qu'on a eu des pauses, on quittait la fournaise du dedans pour la fraîcheur du dehors, le calme. Je ne fumais pas, j'étais "la fille de", alors on ne me parlait pas beaucoup, il fallait que je tienne.
Les autres postes étaient plus faciles.
Celui qui séchait et repassait les blouses à un bouton. La seule difficulté en dehors du dos qui jonglait encore, c'était de se crâmer les doigts à ouvrir le bouton pression métallique et enlever la chemise du cintre tout aussi métallique et bouillant. Le plus drôle a été d'apprendre à plier les casaques des chirurgiens, et comme c'était une opération manuelle, on était moins sollicité par le bruit d'une machine, on pouvait presque s'entendre parler. Le reste, les petites calandres, passer les serviettes de table, le petit linge et plier.
La répétition du geste était mécanique, les pensées vagabondes, à la fin de la journée, tu ne sais plus comment tu t'appelles, ni comment faire un pas devant l'autre. Jamais tu ne t'assois.
Bref.
Au bout de ces trois mois, je connaissais quelques prénoms, j'avais entendu quelques voix, mais ma seule motivation était de retourner à la fac, pour apprendre, apprendre et apprendre encore pour ne pas faire ce métier si abrutissant. Se rendre compte que nécessité fait loi, et que le courage des personnes qui travaillent là est plus grand que le courage d'apprendre par coeur une leçon barbante.
Etait-ce le bruit? était-ce la solitude absolue de chacun perdu dans sa tache, l'impossibilité de communiquer, le peu de chance d'évolution de sortir de là, de monter en grade? Je voulais fuir.
Depuis, j'ai rencontré d'autres métiers.
J'ai raté le travail dans une poissonnerie en plein mois d'août, il fallait emballer le saumon dans des pièces où il faisait 6 degrés, j'ai physiquement pas pu. Il m'a fallu trois ou quatre lessives pour m'ôter l'odeur de poisson des vêtements après seulement 3 heures en chambre froide.
Respect les gars (et les femmes).
Travailler dans un standard a été un vrai bonheur ensuite, un confort incomparable dans une ambiance délurée, je ne garde que de bons souvenirs.
Travailler dans la banque...
Ah là, c'est autre chose. C'est un travail qui te rend aussi bête que peut l'être un travail répétitif et sans avenir. Où le lavage de cerveau te dit d'arrêter de penser, tu ne dois garder d'indépendance d'esprit que celle de ton entreprise. Oui chef.
Au-delà des aspects techniques à maîtriser, tu n'apprends plus rien, tu te trompes de relation avec le client à qui tu dois tondre la laine sur le dos, tu te tournes le dos à toi-même et à tes convictions, tu te rends malheureuse au fond.
Tu quittes la banque à vie.
Rencontrer des gens dont le métier est marqué sur le visage, sur les mains.
Respect aussi.
Nous sommes tous capables de travailler, peu de gens ont la chance de trouver un travail qu'ils aiment, beaucoup s'en contentent, encore plus le supportent.
J'aime ce que je fais, plus que jamais.






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