13.5.10

Avant. Peut-être.(Contes du Hamac, 3)

Elle regarde la colline balayée par le vent. Elle voit la chevelure des épis de blé, ployer sous les courants, elle se dit que l'océan ce n'est sans doute pas si différent.
Elle porte une chemise de lin blanche, lacée sur le devant, sa jupe et ses jupons ne touchent pas terre, elle les a relevés pour traverser le ruisseau, tout à l'heure. Elle est un peu décoiffée, le vent, encore, mais ses cheveux sont maintenus par la petite coiffe blanche, toute simple, qu'elle n'a pas besoin d'amidonner, puisque ce n'est pas dimanche tous les jours.
Aujourd'hui, elle regarde la colline, ou plus précisément la ligne jaune qui fait des courbes au loin, le petit chemin que seuls les chevaux empruntent.
Elle se rappelle la dernière fois qu'elle a eu de ses nouvelles, c'était l'hiver alors. Un homme vêtu de noir, avec une cape détrempée et salie par la boue et la pluie, avait cogné à la porte, lui bougonnant un bonjour rapide et lui tendant le petit paquet blanc, ou plutôt beige.
Elle avait réfréné son impatience et lui avait proposé un bol de soupe, qu'il avait bu avec un plaisir évident. Le cheval aux naseaux frémissants, laissant échapper une buée épaisse, avait passé la nuit avec son maître, dans la grange, près des bottes de foin confortables et sèches, surtout.
Elle était restée près de l'âtre, tremblante autant de froid que d'appréhension; et si les nouvelles n'étaient pas bonnes?
Il était parti depuis si longtemps. Avec cette maudite caravane marchande, énorme, grouillante de vie, au chargement lourd, ces chariots pleins à craquer qui descendaient jusqu'aux lointains pays du sud, les chanvres, et les toiles de lin de la région, cette Bretagne florissante alors. Elle savait que c'était un commerce lucratif, elle savait aussi que d'autres tissages venus des pays du nord commençaient à remplir les marchés, presque plus bientôt que les siens, ces toiles qu'elle caressait amoureusement dans l'atelier, une fois sorties du métier.
Bien sûr, c'était important, le négoce.
Mais il lui manquait. Mais elle se sentait seule parfois, même dans la foule la plus dense.
Alors, elle avait ouvert, fébrile, le parchemin. Elle savait lire, c'était une chance, il savait aussi, et son écriture était belle.
Déjà, elle avait été rassurée, tout était de sa main, il était donc en vie quand le coursier avait reçu la lettre.
Elle regardait la colline, le vent qui la malmenait, elle sentait son souffle sur sa joue, et elle se souvenait de l'émotion qui l'avait saisie à ces premiers mots écris.
Elle regardait le sentier, la courbe, l'endroit où elle disparaissait derrière un mamelon vert plus loin sur la gauche, elle espérait encore qu'une silhouette apparaîtrait et que ce serait lui.
Il était marchand et poète. Il était marchand parce que son père l'avait été avant lui, mais il était poète par le regard qu'il portait sur les choses. Et il savait les dire.
Alors, elle gardait les lettres, elle s'en nourrissait quand le temps de faire les choses étaient passées, quand le temps de dormir était enfin venu, elle sortait de dessous le lit le carré de toile qu'elle avait confectionné pour enfermer son trésor. A l'usage, elle n'avait plus besoin du clair de la lune ou de la chandelle d'une bougie, car elle finissait par connaître chaque mot par coeur. Mais caresser de la pulpe de ses doigts l'encre et le papier épais, c'était s'imprégner encore de sa substance à lui. C'était l'imaginer écrire, sur un écritoire improvisé, au coin d'un feu, après une journée harassante sur les routes poussiéreuses des pays chauds. Elle savait qu'il choisissait soigneusement les mots, pour qu'elle voie à travers ses yeux. Elle savait qu'il tournait sa formule plusieurs fois en bouche, comme quand elle faisait les soupes et les bouillons en tentant d'en améliorer l'ordinaire par une herbe, une épice rare parfois. Elle savait sa concentration et la jubilation qu'il mettait dans certains mots pour lui dire la joie d'une belle journée, ou la beauté d'un paysage.
Elle était dans son lit, et elle voyageait grâce à lui.
Mais.
Le muguet avait percé depuis longtemps, les arbres formaient déjà leurs fruits, il serait bientôt temps de moissonner.
Elle attendait.
Impatiente et patiente.
Elle imaginait un monde où les nouvelles circuleraient plus vite, où il suffirait d'un regard, d'une voix, pour être rassurée, même de très loin. Elle imaginait cela et partait d'un grand éclat de rire, seule sur sa colline à regarder le vent décoiffer les cheveux du blé, elle imaginait cela et se disait qu'elle devait être un peu sorcière à croire qu'un jour...
Allo? t'es où?

7 commentaires:

  1. L'absence de moyens de communication avait quelques vertus : apprendre la patience, la confiance et même dans les pires moments, savoir garder espoir.

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  2. j'imagine bien... une bele histoire comme j'aime en tous cas.

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  3. Magnifique. J'adore ta verve de conteuse et metteuse en scène d'autres espaces-temps, plus anciens. Cela coule tout seul, en tout cas à la lecture.
    Tu as vécu ces vies là.
    Nous avons plusieurs vies.

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  4. Marcus, oui, et puis l'espoir fait vivre...même si parfois...
    Charles, oui, j'ai de l'imagination, aussi :)
    Lôlà, comme les chats, au moins neuf, mais elles ne remontent pas toujours en surface :) merci femme aux plusieurs vies ;)))

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  5. Et j'ai pensé à ce livre, passé et repassé entre nos mains à tous, hommes et femmes de la famille et du cercle proche, au point que la couverture se courbait comme la vague qui se modèle et réjouit le surfeur.
    "Sarn" comment l'oublier ?

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  6. Ton texte est tout simplement magnifique, Madame la conteuse. Que dis-je, conteuse. Une fée des mots.

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  7. Mamutter, je te dis que je ne me souviens plus de ce bouquin...tsstss.
    Phil, "madame la conteuse", on est bien formel aujourd'hui! mdl! mais merci :)

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Un petit mot n'est jamais si petit.

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