3.6.12

Elle et Lui


1936. L'année des congés payés.
Elle retient sa robe au niveau du genou, la plage est sans doute ventée. Je me souviens d'elle, sur un petit siège, ras du sable, son chapeau aussi blanc que ses cheveux coupés courts, un tricot dans les mains. Elle portait souvent un pantalon foncé, toujours du rouge à lèvres, et ses lunettes ne cachaient pas grand chose du bleu de ses yeux.
Elle porte un bracelet, un joli béret. Ses cheveux sont bruns, ils s'échappent en mèches désordonnées.
Elle est mince, ses pieds sont chaussés de sandales à lanières, dirait-on, ou bien sont elles en tissu imprimé rayé, je ne pourrai pas le vérifier.
Elle s'appuie sur l'épaule nue de Lui, elle sourit franchement, un peu éblouie par le soleil. Sa silhouette se découpe sur le sable, il doit être juste l'après-midi du soleil, on sent bien que les ombres peuvent s'étirer encore longtemps.
Au fond tu distingues la mer, à l'écume blanche des vagues sur le gris de l'eau. Deux promeneurs longent la bande de sable, dont un homme qui a la même posture que Lui quand je le voyais marcher dans le jardin en escalier.
Lui est en maillot de bain. La bretelle qui tombe suggère que la pose a été prise alors qu'il allait finir de mettre son maillot avant d'aller dans l'eau. Ses cheveux sont encore secs. Ou bien, il a déjà nagé, et sèche depuis assez longtemps sur le sable pour que le vent ait refait le brushing de ses cheveux épais. Je me souviens de lui, au sortir de l'eau, enfiler la serviette dont tout le haut se fermait avec un élastique, il pouvait s'en faire une cabine et se changer debout sur un pied, les mains libres sous l'éponge. Je me souviens aussi du moment où il entrait dans l'eau, ses bras qui faisaient des gerbes d'étoiles pour se mouiller le torse, la nuque, en faisant des petits brrr brrrr de froid, après tout c'était la Manche. Son corps était blanc laiteux malgré ses bains quotidiens.
Il a un petit sourire en biais, il se force sans doute, Lui, le discret, le timide, qui ne parlait pas beaucoup. Enfin je crois. Toujours à réfléchir, à penser. Il me tordait le nez en souriant pour me l'enlever et me présenter entre son index et son majeur, un pouce qui me faisait rire. Il m'a fait aimer les bigorneaux. Il était assis à ma gauche dans la salle à manger bordeaux, j'étais en bout de table, l'énorme buffet dans mon dos, où j'aimais trouver des merveilles de vaisselle brillante et rutilante, il faisait aussi une salade de tomates fabuleuse.
Ils regardent le photographe, je ne sais pas qui c'est. Un ami sans doute? Ils sont peut-être déjà mariés, ils n'ont pas encore d'enfants. Leur regard est confiant, leur pose est entre la détente et la retenue. Il lui passe un bras autour de la taille, moi qui ne les ai jamais connus que faisant chambre à part.
J'aime énormément cette photo. Elle est émouvante.
Il y a là le début d'une histoire, tous les possibles. J'en sais la fin, un peu du milieu. Je découvre, je tente d'imaginer de reconstituer.
Elle a porté cinq enfants. Cinq grossesses, où la vie dans son ventre. Un bébé est mort-né. Un deuxième est mort pendant la guerre, de manque de lait, à 9 mois. Elle ne m'en parlait jamais plus que de prononcer son prénom. Un prénom qu'elle a dû prononcer avec amour en portant l'enfant dans ses bras, comme je vois la photo devant moi de la grande soeur qui porte l'enfant dans ses habits blancs, des robes à superposition, plein de volants.
Je suis allée la voir à l'hôpital, alors qu'elle était fatiguée de vivre, alors que nos discussions étaient monologues, je ne savais pas bien ce qu'elle comprenait, je crois qu'elle voulait juste partir. Je lui ai annoncé que j'étais enceinte, j'ai pu le lui dire, mais elle n'a pas vu ma fille. Je ne savais pas que ce serait la dernière fois que je la verrais, mais j'ai dû le sentir, car c'était bien tôt dans ma grossesse, avant même que je l'annonce à mes parents. Elle m'a serré la main, je crois.
Ils ont mené une vie de voyages, de déménagements, 59 il me semble. Ils ont connu l'étranger, la France à l'étranger aussi. Les colonies. Ils étaient bourgeois, ils ne devaient pas avoir trop de soucis financiers, Lui étant ingénieur "dans les puits de pétrole et les chemins de fer".
Il n'empêche que je ne peux m'empêcher de me demander comment Elle a pu se remettre de la perte de ses enfants. Est-ce que cela ne bouleverse pas une vie? Comment a t-elle eu le courage de continuer d'y croire, et d'avoir d'autres enfants?
Et Lui. À cette époque où les hommes ne s'occupaient pas des enfants, de leur éducation, des tracas du quotidien. Je me souviens : nous arrivions de Rennes ou de Lille, et il ouvrait la porte de la maison. Il se reculait un peu dans le couloir, l'escalier qui montait à mi-étage dans son dos. J'utilisais la marche de l'entrée comme pour prendre mon élan, un tremplin vers lui un tout petit peu plus bas, et d'un vol je sautais dans ses bras. C'est ainsi que je jouais avec Lui. Je crois qu'on s'entendait bien. D'ailleurs, je l'appelais Bon. Il pêchait la crevette, et fabriquait des maquettes.
Elle, je viens de découvrir l'album "dis-moi grand-mère" que mes parents lui avaient offert quand j'étais petite. Elle s'adresse à moi dans ce livre, elle a mis ces photos, comme l'héritage de sa vie. Elle ne dit pas tout, elle reste pudique, je dois lire entre les lignes. Elle s'adresse à sa petite-fille, c'est une femme qui lit ce livre maintenant, il y a presque encore plus de questions.
C'est comme de lire une lettre 10 ans après sa mort. Alors qu'elle était dans sa 90 ème année comme elle disait.  (Elle n'avait donc pas encore, à quelques semaines près, ses 90 ans).
Cette photo, c'est ma grand-mère et mon grand-père, et je les trouve beaux.

8 commentaires:

  1. Et ils le sont, beaux. Tout comme ton récit est émouvant ...

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    1. Merci Miss! faut dire que ça m'a fait tout drôle de lire ce bouquin :-) et de trouver toutes ces photos...les attentions d'une grand-mère dans la distance du temps.

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  2. L'hermittederédepuissonbureau4 juin 2012 à 17:04

    Elle était bien jolie ta mamie, c'est rien de le dire. Moi j'aime bien les histoires d'amour qui durent toute une vie.

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    1. Moi aussi j'aime bien les histoires d'amour qui durent toute une vie. Leur relation trouvait à mes yeux d'enfant une complicité sur le rituel "échecs" tous les midis dans le salon, ou "les chiffres et les lettres" qu'ils regardaient ensemble quoiqu'il arrive :-)

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  3. Ah! Elle ne s'est jamais remise, mais du courage, oui, ils en avaient, et pas qu'un peu!
    Lui n'était pas timide, juste réservé, excellent observateur, sage déjà, avec un immense recul et un humour à la hauteur, ciselé comme un bijou.
    Et la première fois que je l'ai vraiment vu montrer son sentiment, à l'âge enfin où il a osé se débarasser de ce pan éducatif restrictif de son époque "un homme ne montre pas ses émotions", c'était à ta descente de voiture, quand tu te précipitais vers lui : un immense sourire lui agrandissait le visage doù émergeait la joie profonde qui lui envahissait aussi les yeux de la même couleur que les tiens.
    Vrai, ils vous adoraient.

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  4. Ah ses yeux étaient verts comme les tiens :-)?
    Oui, je me souviens, voiture blanche, trottoir gris, petite marche, bras!

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  5. Elle : c'aurait été son anniversaire hier...Mettre 101 bougies sur le gâteau: maouss large, la bête!

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  6. Mes grands-parents se sont aimés toute leur vie aussi, je sais qu'il y a des secrets, on ne me les a pas dits.
    Très joli texte.

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